UN GOUT DE ROUILLE ET D'OS
Un boxeur accepte tous les combats, les plus déloyaux, ceux qui brisent peu à peu son corps, pour racheter une faute. Un père alcoolique entraîne son garçon au basket plus qu'il ne l'élève, afin que celui–ci devienne un champion, sans souci de son désir, confondant la maltraitance et la sévérité. Un jeune cadre de la pub élève des pitbulls pour des combats de chiens illégaux, attiré par le spectacle du sang, gonflé d'un mâle orgueil à la vue de la férocité.
Un jeune et beau garçon, animateur dans un Marineworld local, se fait déchiqueter la jambe par Niska, l'orque qu'il a dressée. La femme de Graham a une maladie qui ronge ses muscles, elle ne contrôle plus son corps. Quand après une nuit étrange auprès d'un endetté chronique dont il doit récupérer le mobile home, Graham lui ramène des animaux, cochon d'Inde, hamster, tortue, pour lui tenir compagnie, elle sort de sa torpeur, émue par la chaleur animale, mais ses tremblements menacent les petites bêtes d'étouffement. Un boxeur tue par accident son adversaire, ne s'en remet pas, et part pour la Thaïlande où il devient entraîneur – de jeunes boxeurs au sang chaud. Un accroc au sexe, acteur de porno, tente une thérapie de groupe, mais la rédemption existe–t–elle quand le corps domine l'esprit ? Un magicien disparaît devant ses enfants–assistants lors d'un tour de magie. Vingt ans plus tard, ils partent à sa recherche.
Des nouvelles au goût de rouille et d'os. La rouille, c'est la saveur du sang, et les os ici se brisent. Craig Davidson est jeune, il a vingt–neuf ans. Ses héros aussi, beaux souvent, en pleine santé. Mais leur destin explose dans un sourd fracas. S'il brasse des univers différents, magie, boxe, basket, monde marin, films pornographiques, ses obsessions retournent au corps : le corps meurtri, le corps déchiré, le corps estropié, le corps amputé.
Les hommes vivent en compagnie étroite des bêtes, leurs meilleurs ennemis. Quand ils ne s'en servent pas à des fins cruelles, ils se font dévorer. Davidson est hanté par la cassure, la morsure physique, le règne animal comme lieu de peur et d'attirance : le chien c'est un pitbull, l'animal marin, une orque. La brutalité trouve son pendant dans l'impuissance sexuelle. Les animaux, des substituts mortels ? Le sexe, quand il n'est pas l'objet de la nouvelle, rôde comme une obsession, outil défaillant, fantôme dérangeant : angoisse de castration, verge cassée, impuissance, mutilation – violence larvée, quand elle n'est pas patente. La paternité est un échec, l'éducation un dressage, les femmes sont rares.
La guerre règne dans ces nouvelles, le désespoir est physique, et si la psychologie est bien là, subtile, profonde, elle se dit en coups de poing. Mais à lire le jeune Canadien, rien de plus drôle que le pathétique. Parce qu'en plus d'avoir mal, on rit.
Craig Davidson écrit comme un boxeur, il frappe, il feinte, il attaque, il nous piège. Il construit son récit comme on construit un match, dans un rythme maîtrisé, soutenu. Il y ajoute l'art de l'ellipse. Mais de ses chutes, il se remet. Avec un humour amer digne des meilleurs nouvellistes américains, il nous entraîne dans la noirceur d'une Amérique meurtrie, où la mort semble salvatrice, où la blessure tient lieu de culpabilité, où le corps est lieu de souffrance. Lors que le récit n'est pas insoutenable, il est désopilant. Des personnages ressurgissent ici ou là, conférant aux nouvelles une allure de roman. Et c'est un roman qu'il est en train d'écrire. Nous l'attendrons avec impatience, à condition de surmonter toute hypocondrie. Car son écriture est aussi charnelle que les blessures qu'il évoque, et notre chair a mal des mots qu'il inflige. Un mal pour un bien, sans doute, et si la catharsis est bien l'objet de la littérature, elle opère ici, avec une précision toute chirurgicale.